CHAPITRE UI

Gahonne et Barran considérèrent le paysage qui s'étendait à leurs pieds. La rivière de l'Ours charriait encore des glaçons, et des plaques de neige marbraient le sol dans les creux abrités, mais, partout ailleurs, c'était une explosion de verdure. Les bourgeons s'ouvraient sur les branches des arbres, le moindre taillis abritait des oiseaux affairés à construire leurs nids et, dans le ciel, la grisaille avait laissé la place à l'azur. Le vent du sud apportait une agréable tiédeur contrastant avec le froid qui régnait jusqu'à ces derniers jours. Certes, les nuits étaient encore glaciales, mais Gahonne savait que, très bientôt une chaleur étouffante pèserait sur la plaine et qu'ils regretteraient qu'il ne fasse pas plus frais.

Les deux jeunes gens se tournèrent vers le pavois sur lequel apparaissait un crâne auquel adhérait encore un reste de chevelure. Un lambeau de vêtement battait dans la brise.

Doucement, Barran saisit la main de Gahonne.

N'est-il pas temps de se mettre en route ? murmurat-il.

La jeune femme acquiesça. L'hiver lui avait paru interminable, et voilà qu'avec les beaux jours, elle appréhendait le voyage de retour vers les Latahïrs. Elle n'aurait su dire si c'était la peur de découvrir que sa tribu avait été anéantie, ou bien celle de devoir répondre du meurtre de l'homme qui l'avait violée. Rien ne l'assurait que son ancien clan aurait plaisir à la revoir. S'il la rejetait une nouvelle fois, elle en souffrirait cruellement.

Elle n'avait pourtant pas à hésiter. Avec Barran, ils avaient passé les dernières semaines à préparer leur expédition. Gahonne avait minutieusement inspecté les harnais de Chataham, trié leurs affaires pour choisir ce qu'ils emporteraient. La chasse avait été très bonne, durant l'hiver. Ils avaient accumulé les fourrures précieuses. Gahonne songeait qu'elle pourrait en faire don à la famille de Gonther, en guise de dédommagement. Cela amadouerait la rancoeur qu'on lui avait sans doute conservée. De fait, Chataham disparaissait presque sous les ballots de pelleterie. En outre, il tirait un travois, où était pliée la tente en peau de renne, les vêtements de rechange, des outils, de la nourriture séchée, et même des plantes pharmaceutiques, récoltées l'automne précédent, et soigneusement emballées dans de larges feuilles.

Tu as raison, soupira la jeune femme. Inutile de nous attarder !

Elle ajusta sur ses épaules les courroies de son sac, saisit la longe de Chataham. Elle regarda par-dessus son épaule.

Au flanc de la colline béait l'entrée de la caverne où ils avaient passé l'hiver. Elle espéra qu'un voyageur, de passage en ces contrées, l'occupe à son tour. Elle n'aurait pas aimé abandonner ce gîte à quelque bête charognarde.

Ils se mirent en marche, le long de la rivière, silencieux.

Un long moment s'écoula. Gahonne s'arrêta, se retourna, contempla une dernière fois la barre rocheuse. Chataham s'ébroua et, gourmand, essaya de grappiller une touffe de jeune herbe. Barran le tira doucement et ils allongèrent le pas.

Gahonne songea au renard rouge qu'elle avait pris au piège le jour même où Lorninohaa était venue mourir auprès d'eux...

Ils marchèrent une bonne partie de la matinée, d'un pas régulier, sans se hâter ni s'arrêter, sinon pour arranger un détail du harnachement de Chataham, ou mieux répartir leur fardeau. Gahonne allait en tête, ses cheveux roux flottant dans le vent, l'arc à la main. Chataham suivait, sans qu'il fût besoin de le tirer par la longe. Barran fermait la marche, armé d'un épieu. A vrai dire, les deux jeunes gens ne redoutaient guère les mauvaises rencontres. Au cours de leurs randonnées de piégeage, ils avaient pu se rendre compte qu'aucun grand fauve, lion, tigre ou panthère des neiges, n'avait établi son territoire dans les environs de leur caverne.

Mais il était toujours possible de rencontrer une bande de loups ou de chiens sauvages, ou un ours s'éveillant de son hibernation. Il valait mieux se montrer prudent.

Gahonne retrouvait ses sensations du printemps précédent, après qu'elle eut quitté les Latahïrs, et se demandait si l'histoire ne se répétait pas. Elle se tournait vers Barran, admirait sa haute silhouette, et savait alors que non. La Porte de Flamme se trouvait derrière elle. C'était une autre quête, qu'elle entreprenait.

Ils ne s'arrêtèrent qu'à la tombée de la nuit. Pendant que Barran allumait le feu, Gahonne dressa la tente. Puis elle s'activa à panser Chataharn. Le ciel était obscur, du levant au couchant. Avec la nuit, la froidure était revenue, et les deux jeunes gens se blottirent devant le feu, avalant leur repas de galettes de viande séchée.

—Sais-tu dans combien de temps nous arriverons ?

demanda Barran.

Gahonne avait beaucoup réfléchi à cela. Elle marqua cependant une hésitation avant de répondre : —Lorsque j'ai quitté le clan, l'an dernier, j'ai marché tout un mois avant d'arriver à la région des collines. A la prochaine lune, nous devrions arriver au confluent de la rivière de l'Ours et de celle du Porc-Épic. Mais rien ne dit que les Latahïrs s'y trouveront...

Elle s'interrompit. Dans les yeux de Barran, elle avait pu lire le même doute qui l'assaillait lorsqu'elle prononçait ces paroles. « Si les Latahïrs existent encore... »

—La tribu avait plusieurs territoires où elle passait l'été.

Nous devrons peut-être l'y rechercher...

Elle osa enfin exprimer son angoisse : —Je me demande comment les Latahïrs auront passé l'hiver. Pour une tribu des plaines, se retrouver sans ressource avant la mauvaise saison est le pire des mauvais sorts. Les vieux, les enfants meurent en grand nombre. Il est même arrivé, durant ces périodes de calamité que... qu'il y ait eu des cas de cannibalisme.

La jeune femme frissonna, songeant aux féroces Alhamrs, contre lesquels elle avait dû lutter, l'été précédent.

—Ce serait trop affreux, soupira-t-elle. Les Latahïrs n'ont pas mérité ça !

Elle se tordait les mains.

Je croyais les haïr... Mais ce n'était pas vrai. Je voudrais tant les aider !

—Que feras-tu ?

—Je ne sais pas. Mais je suis une Aramandar. Je possède des pouvoirs magiques... C'est du moins ce que prétendait Éleiniée... Si c'est vrai, je les mettrai à la disposition du clan !

**

 

Une semaine passa, sans que rien ne vienne rompre la monotonie du voyage. Gahonne et Barran continuaient de remonter la rivière. Le printemps était à présent bien installé. Dans le ciel passaient, innombrables, des vols d'oiseaux en route vers le nord. Oies, canards, grues se posaient en grand nombre, le soir, dans les roselières, et il était facile de les chasser, de même que l'antilope, le lièvre, la chèvre sauvage. Après un hiver passé à se priver, les deux jeunes gens se gorgeaient de viande fraîche, qu'ils accompagnaient de bulbes, de racines et de bourgeons frais. Ils durent à deux reprises s'arrêter pour laisser passer des troupeaux de buffles, et Barran s'enthousiasma pour ce spectacle. Gahonne songea à son monde, où les seuls animaux n'étaient que des rolxas, des créatures bioniques et, au fond d'elle-même, remercia les dieux de vivre en son temps.

Deux semaines après avoir quitté la caverne, ils abordèrent une vaste étendue semée de massifs épineux.

Gahonne se souvenait de cette plaine.

—Il va nous falloir dix bonnes journées pour traverser la région, dit-elle. Au-delà commence le pays des Latahïrs !

Ils campèrent sur une langue de sable, non loin de la rivière. Gahonne ne parlait pas beaucoup. Elle pensait toujours au renard roux, son totem, et se sentait maussade. A moins que ce ne fût une simple appréhension...

Un hennissement, suivi d'un violent tumulte, l'éveillèrent en sursaut au milieu de la nuit. Instinctivement, elle tendit le bras. La place de Barran, auprès d'elle, était vide. Elle se dressa. Sous la tente de cuir, l'obscurité était totale. Le coeur étreint d'une subite angoisse, Gahonne écarta le pan qui faisait office de porte. Le feu rougeoyait et, dans la lueur des braises, elle aperçut Barran. Son compagnon se tenait dans une attitude de défi, un brandon à la main. Gahonne ne perdit pas de temps à s'habiller. Elle empoigna son épée et jaillit de l'abri. Chataham hennissait, se cabrait et frappait des antérieurs en direction de l'ombre. Il sembla à Gahonne qu'elle apercevait une forme furtive. Un glapissement déchira la nuit.

Des hyènes ! gronda la jeune femme. Elles nous ont sentis !

Ce ne sont pas des charognards ? s'étonna Barran.

Pas toujours... Quand elles sont en bande, elles font preuve d'audace. Elles nous encerclent !

Des yeux brillants s'allumaient en effet dans l'ombre, tout autour de leur camp.

—Sales bètes ! cracha Gahonne.

Tu crois qu'elles vont nous attaquer ?

Barran ne semblait pas spécialement inquiet. Gahonne l'était plus que lui.

—Si elles ont peur de nous, elles n'attaqueront pas. Mais si elles se sentent en force... , Peur de nous, hein...

Gahonne n'eut pas le temps d'esquisser un geste. Levant sa torche, poussant de grands cris, Barran s'était nié en avant. La jeune femme entrevit une énorme hyène qui bondissait de côté. Il y eut un aboiement de souffrance et dans l'air monta une odeur âcre de poils brûlés.

Barran, tu es fou ! cria Gahonne en saisissant à son tour un brandon.

Son ami courait d'une hyène à l'autre, faisant de grands moulinets avec sa torche. Les animaux fuyaient devant lui. Il les injuriait, leur distribuait des coups de pied, indifférent aux mâchoires qui claquaient autour de lui. A son tour, Gahonne se lança dans la bagarre. Une hyène la menaça de ses crocs, elle lui plongea sa torche dans la gueule. Le fauve hurla de douleur et détala, agitant la tête de tous côtés.

Ce fut le signal de la débandade. Dans un concert de rauquements et de glapissements, les charognards s'enfuirent. Un instant., les deux jeunes gens entendirent l'écho de leur course dans la nuit, puis ce fut le silence.

Chataham poussa un long hennissement de victoire.

Le souffle court, Gahonne considéra son compagnon.

Barran souriait largement, comme s'il était ravi de la bonne farce qu'il venait de faire aux hyènes. Mais du sang coulait le long de sa cuisse droite.

Tu as vu ? s'exclamat-il d'un ton joyeux. Elles ont eu peur de moi !

Gahonne hésitait entre la colère et le rire.

—Tu es blessé, se contenta-t-elle de constater.

—Oui... Je crois qu'une de ces sales bêtes m'a mordu.

—Retournons au camp. Il faut que je voie cette morsure!

Ils se hâtèrent vers le foyer, dans lequel Gahonne remit plusieurs grosses branches, avant de se pencher sur la jambe de Barran. Stoïque, le jeune homme la laissa inspecter sa blessure, puis la laver. Enfin, Gahonne étala sur les chairs déchirées un onguent tiré d'un des pots de son sac-médecine.

—Les hyènes ont des mâchoires plus puissantes que celles d'un lion, dit la jeune femme. Celle qui t'a mordu aurait pu t'arracher la jambe...

La colère de Gahonne éclata alors qu'elle pensait l'avoir jugulée.

C'était de la folie ! Qu'est-ce que tu cherches à prouver ? Que tu es un homme de ce monde ? Mais les hommes de ce monde ne commettent pas de pareilles sottises ! Tu ne connais rien aux fauves ! Si ç'avait été un tige, il t'aurait mis en pièces !

Il l'écoutait, impassible. Gahonne avait envie de pleurer.

C'était maintenant, qu'elle avait peur. Peur de perdre Barran... A l'aide de fines lanières de peau, elle confectionna un bandage.

Et maintenant, essayons de finir cette nuit !

grommela-t-elle.

Ils se blottirent sous la tente, se serrèrent l'un contre l'autre. Gahonne tremblait, et n'était pas sûre que ce soit à cause du froid.

Je n'aurais jamais attaqué un tigre de cette façon, murmura Harrar', bien que je sache que tous les animaux ont peur du feu. Mais si les hyènes avaient tué Chataham, nous n'aurions plus eu qu'à faire demi-tour. Il fallait le défendre.

—Et si elles t'avaient tué, toi ?

Que vaut notre vie si nous ne la risquons pas de temps en temps ? Les hyènes ne m'ont pas tué... Gahonne, je ne suis pas un Latahïr, ni aucun des humains que tu as pu connaître. Mais il faut que tu apprennes à croire en moi. Je n'ai jamais été un enfant, et c'est sans doute dommage. Je n'en suis pas un non plus en ce moment.

Gahonne ne répliqua pas. C'est vrai... Il lui arrivait de se considérer comme sa mère. Elle voulait qu'il évite de faire des bêtises, elle le dirigeait, lui donnait des ordres. Pour son bien, sans doute, mais cela devait lui sembler lassant.

C'est que je tremble à l'idée de te perdre, chuchotat-elle enfin, dans son cou.

—Je ne veux pas te perdre non plus. Mais si tu désires que je devienne un homme de ce monde, tu dois me laissa l'affronter. Sinon je demeurerai à jamais... un étranger.

Elle acquiesça. Il l'embrassa sur le front.

—Il faut dormir, maintenant. L'aube ne doit plus être loin.

Elle ferma les yeux. Ses caresses l'apaisaient. Mais, avant de sombrer dans le sommeil, elle eut le temps de penser que nombre d'hommes périssaient de mort violente, en cherchant à acquérir l'expérience de la vie.

**

 

Les jours qui suivirent, Barran tira la jambe, mais il ne se plaignit pas, et refusa même de monter Chataham, arguant que le petit cheval était bien assez chargé comme ça.

Gahonne n'insista pas. Barran était robuste. Sans doute conserverait-il une vilaine cicatrice, mais c'était demi-mal.

Une semaine passa. La plaine s'étende devant eu, immuable et plate, traversée par des troupeaux de boeufs sauvages, de plus en plus nombreux, que suivaient des meutes de loups à l'affût des traînards. C'était une époque d'abondance, et les deux jeunes gens auraient presque pu croire qu'ils voyageaient pour leur plaisir. Mais, un beau soir, alors qu'ils contemplaient le soleil couchant, Gahonne sentit un étrange sentiment l'envahir. Elle chercha à l'analyser.

—Qu'as-tu ? lui demanda Ban-an, la sentant se tendre auprès de lui.

Gahonne scrutait le ciel. A quoi s'attendait-elle ? A ce que la Porte de Flamme s'y matérialise ? Mais il n'y aurait plus jamais de Porte de Flamme. Le translateur n'existait plus, comme le monde de Barran...

—Nous faisons fausse route ! déclara soudainement la jeune femme.

Comment ça ?

—Les Latahïrs ne sont pas devant nous !

Elle n'aurait su expliquer cette affirmation. C'était exactement comme lorsqu'elle avait pressenti que le chef Lagonthar et sa femme périraient de mort violente. Ses fameux pouvoirs magiques, sans doute...

Barran l'observait attentivement —Où sont-ils ?

Gahonne était si contractée qu'elle avait du mal à respirer.

—Ils sont au rassemblement des tribus ! s'exclamat-elle. Comment n'y avais-je pas songé plus tôt ?

Très agitée, elle saisit les mains de Barran.

—Mais oui... C'est évident ! Après ce qui est arrivé au clan, ils ne peuvent trouver de l'aide qu'auprès des autres peuples de la plaine ! Il n'y a pas de doute ! Ils sont là-bas !

Barran ne semblait pas vouloir mettre en doute ses affirmations. Il demanda seulement : —Où se déroule ce rassemblement ?

Gahonne montra le nord.

—A mi-chemin des grands glaciers. Je n'y suis allée qu'une fois, alors que j'étais enfant, mais je me souviens très bien. C'est à un bon mois de marche. Nous y arriverons !

Barran sourit — Nous y arriverons, approuva-t-il.

**

 

Pour Gahonne et Barran, commença alors une interminable remontée à travers la steppe. Jusqu'alors, la rivière de l'Ours les avait guidés. A présent, ils n'avaient plus de point de repère, honnis les étoiles... et l'instinct de Gahonne. Ils avançaient à travers une contée que peu d'humains, sans doute, avaient jamais explorée. A mesure qu'ils s'éloignaient du cours d'eau, la plaine se faisait plus aride. Les épineux se raréfièrent, pour faire place à une herbe rase, domaine des grands troupeaux d'antilopes et des troupes de lions. Par moments, il semblait aux voyageurs que le temps s'était suspendu, qu'ils étaient devenus de minuscules insectes, perdus dans une dimension qui les dépassait. Loin devant eux, une chaîne de montagnes bleutées élevait sa masse gigantesque, noyée de brume sèche, mais elle ne se rapprochait jamais. Quelques maigres ruisseaux serpentaient entre des berges ravinées, mais, très vite, ils furent à sec. Il ne subsista que quelques affleurements, et Gahonne décida qu'ils se rationneraient, en attendant que survienne la saison des pluies.

Il faisait de plus en plus chaud. Le vent du sud ne soufflait qu'à l'aube ou à la tombée du jour. Le reste du temps, une chape de feu pesait sur les épaules des deux jeunes gens.

Gahonne supportait relativement bien cette canicule, ayant déjà connu les étés torrides du pays latahïr, mais Barmn avait plus de mal à s'adapter, lui qui venait d'une époque où les saisons étaient artificiellement régulées.

Il fallut que sa peau s'endurcisse, ce qui n'alla pas sans de nombreux coups de soleil !

Enfin, le vent tourna et amena de lourds nuages, qui crevèrent en donnant des pluies brèves, mais violentes. La steppe reverdit., les trous d'eau et les rivières se remplirent.

Baies et champignons poussèrent en abondance, changeant agréablement les jeunes gens de leur régime presque exclusivement carné. Leur moral remonta, et ils oublièrent leur fatigue.

Nous approchons, dit Gahonne.

Elle ne se trompait pas. Trois jours plus tard, ils aperçurent, loin devant eux, une colonne de fumée montant vers le ciel...

Tout d'abord, Gahonne pensa que c'était un feu de prairie. Mais la colonne était isolée, signe qu'elle était émise par un foyer unique. Son coeur accéléra.

Ce sont des hommes ! dit-elle d'une voix blanche.

Barran acquiesça. Son visage reflétait une excitation contenue, mais aussi de la méfiance. Il ne sourcilla pas lorsque sa compagne décrocha son arc du bât de Chataham et le passa en bandoulière.

Ils reprirent leur marche, en direction de la fumée. Deux heures plus tard, une bourrasque de vent leur en apporta l'odeur. Ils la humèrent, presque voluptueusement.

—Allons voir, dit Gahonne. Mais méfions-nous.

Elle encocha une flèche sur son arc, et Barran saisit un épieu. Ils s'avancèrent prudemment. La fumée s'élevait d'un creux de terrain, non loin d'un rideau de peupliers marquant sans doute la présence d'un ruisseau.

Ils parcoururent les dernières coudées aussi précautionneusement qu'un tigre approchant sa proie. Demeurant à l'abri de taillis, ils traversèrent une prairie et découvrirent effectivement une petite rivière. Sur la berge, deux tentes étaient dressées. Des femmes vêtues d'étroits pagnes de fibres s'occupaient autour d'un feu. Plus loin, des enfants jouaient à se poursuivre. Deux hommes, âgés, accroupis sur des fourrures, surveillaient ce petit monde. De leurs cheveux blancs tressés en mèches pendaient de somptueuses coiffes faites de piquants de porc-épic.

—Ce sont des Koambas ! souffla Gahonne sur un ton joyeux. Un peuple de l'est des plaines. Ils sont pacifiques...

—Je ne vois pas de guerriers, répliqua Barran.

—Les hommes sont sûrement à la chasse. Ce camp est formé d'à peine deux ou trois familles. Ils sont en route pour le rassemblement... Allons les saluer. Peut-être auront-ils des nouvelles des Latahïrs !

Ils s'avancèrent à découvert. Une des femmes les vit et se retourna vers les vieux, poussant un cri d'alarme. Les deux hommes, malgré leur âge, bondirent sur leurs lances.

Gahonne leva ses mains, les paumes vers le haut, et lança un long cri, prononçant des paroles si gutturales que Barran la dévisagea d'un air surpris.

—C'est la formule du salut, parmi les peuples de la plaine, expliqua la jeune femme. Il vient de temps très anciens !

Il suffit en tout cas à désarmer la méfiance des Koambas.

Les deux vieux abaissèrent leurs armes.

Les femmes s'étaient regroupées, appelant les enfants auprès d'elles.

Gahonne marchait deux pas en avant de Barran. Elle agita à nouveau les mains.

—Je vous souhaite le bonjour, Koambas, dit-elle, presque étonnée de retrouver aussi facilement le souvenir du sabir qui servait de langage passe-partout aux clans de l'immense steppe. Je me normne Gahonne-la-Rouge, et mon compagnon est Barran. Nous venons d'une contrée très lointaine et recherchons le peuple des Latahïrs. Savez-vous où il se trouve ?

Elle parlait beaucoup. Un peu pour étourdir les Koambas, beaucoup pour entendre le propre son de sa voix. Un des vieux leva un bras décharné.

—Les Latahïrs sont déjà passés, répondit-il. Approche, femme ! Nos yeux sont fatigués et nous te distinguops mal !

Gahonne obéit. Les enfants s'avançaient déjà. Mais un grognement de l'autre vieillard les fit rentrer dans le rang.

—Tu ne ressembles pas à une Latahir, reprit le premier vieillard. Et ton compagnon non plus.

—C'est que je ne suis pas latahïr par le sang. J'ai été adoptée par la tribu. Barran, lui, vient de l'autre côté du grand océan !

Les deux vieux visages reflétèrent un grand étonnement.

Gahonne se pencha et déposa son arc sur le sol.

—Nous voyageons depuis plus d'une lune. Les Koambas accepteraient-ils de nous offrir l'hospitalité pour cette nuit ?

Les deux hommes se consultèrent du regard.

—C'est bon, dit le second. Mets ton cheval à paître et dresse ta tente... Tu es chez toi !

Gahonne soupira et un sourire étira ses lèvres.

—C'est également une formule rituelle, expliqua-t-elle à Barran. J'avais un peu peur qu'ils nous chassent. En général, les tribus sont hospitalières, mais si les Askanis errent sur la plaine, ceux-là auraient pu se montrer méfiants.

Les deux jeunes gens choisirent une clairière en retrait des peupliers et dressèrent leur hutte. Ils déchargèrent Chataham qui se mit à brouter paisiblement. Les enfants s'étaient approchés et les observaient. Gahonne leur fit un petit signe.

Mais ils ne répondirent pas.

Ils achevaient de disposer leurs fourrures de couchage quand une femme s'avança, portant une calebasse.

—C'est l'offrande du lait, murmura Gahonne. Nous devons donner quelque chose en échange. Fais-le, toi !

Pourquoi moi ?

—Parce que tu es l'homme et, de nous deux, en principe, le chef. Les Koambas doivent déjà trouver très surprenant que j'aie parlé à ta place !

Barran réfléchit se retourna, fouilla dans son bagage et en tira un collier qu'il s'était amusé à confectionner, durant les mois d'hiver, à l'aide de dents d'animaux. Il le tendit à la femme et articula, dans le langage des plaines : Merci... femme Koamba... Toi prendre... ceci !

Gahonne manqua éclater de rire devant son accent, et la femme ouvrit de grands yeux. Mais elle accepta le collier et s'en retourna, faisant un geste à l'intention des enfants.

Aussitôt, ceux-ci, avec des cris d'allégresse, envahirent le campement des deux étrangers.

Alors que le soir tombait, un des deux vieux vint inviter Gahonne et Barran à partager le repas commun aux familles.

Les jeunes gens acceptèrent avec empressement apportant eux-mêmes de la viande, reste d'une antilope tuée la veille.

L'atmosphère, un peu guindée au début, se détendit à mesure que tournait la calebasse de lait caillé. Gahonne retrouva, en buvant, une saveur des années passées. Barran, lui, dissimula tant bien que mal une petite grimace.

—Où sont vos guerriers ? demanda Gahonne, lorsqu'elle estima que leur amitié nouvelle avec les Koambas l'autorisait à poser cette question.

Ils sont en chemin en direction du levant, répondit un des vieux. Un parti de chiens Askanis a été signalé, et ils ont voulu s'amurer qu'ils ne nous menaçaient pu. Nous les rejoindrons au rassemblement.

—On va beaucoup parler des Askanis, là-bas, ajouta l'autre vieillard.

Gahonne se pencha en avant.

—Avez-vous entendu parler d'une attaque des Askanis contre les Latahïrs, l'automne dernier ?

Les visages des vieillards s'assombrirent. Les femmes paumèrent des gémissements explicites.

—Hélas ! murmura le vieil homme, chacun connaît le malheur qui a frappé ton peuple. Comment peux-tu l'ignorer?

—Je vivais très loin d'ici... Raconte-moi !

—Une bande d'Askanis a attaqué les Latahïrs et leur a infligé une lourde défaite. Nombre de femmes, d'enfants et de guerriers sont morts. Des jeunes filles ont été emmenées en captivité.

Gahonne se tordait les mains de rage impuissante.

—Nous avons rencontré une de ces filles, dit-elle.

C'était au début de l'hiver. Elle m'a rapporté l'attaque des Askanis juste avant d'expirer entre mes bras.

Elle se mit à sangloter. Barran passa son bras autour de ses épaules. Les Koarnbas la considéraient avec pitié.

—Mais il se raconte que ceux qui ont attaqué les LataKirs ont été punis ! s'écria une femme d'un ton vengeur.

Gahonne dévisagea la Koamba.

—Comment ça ?

Ce ne sont que des murmures, reprit le vieux. Nul n'est sûr de rien... On dit qu'à leur retour dans l'Est, les Askanis ont découvert leur campement ruiné. Ceux qu'ils avaient laissés derrière eux avaient disparu !

—Ce sont les dieux qui les ont punis pour leur barbarie !

gronda la femme.

Gahonne était très étonnée.

Disparu... Morts ?

Non... Il n'en subsistait plus un seul. Ils avaient été anéantis. Mais... ce ne sont que des rumeurs. Personne n'est allé voir.

Perplexe, Gahonne coula un regard vers Barran. Le jeune homme se racla la gorge.

—Les Latahïrs... interrogea-t-il. Quoi... devenir ?

Le vieux eut un geste fataliste.

—Ils ont rejoint leurs quartiers d'hiver. Je suppose qu'ils ont dû beaucoup souffrir. Il leur faudra du temps pour redevenir une puissante tribu...

Gahonne et Barran regagnèrent leur tente, après la veillée.

La jeune femme avait dû répondre à nombre de questions, à son propos et à celui de son compagnon. Nul doute que les Koambas parleraient longtemps de l'étrange femme aux cheveux couleur de feu et de son compagnon qui prononçait si mal le langage des plaines.

—Nous n'attendrons pas, dit Gahonne, lorsqu'ils se furent allongés sur leurs fourrures. J'aurais bien aimé que les Koarnbas nous escortent jusqu'au rassemblement, surtout si des Askanis rôdent sur la plaine. Mais je suis trop impatiente de revoir les Latahïrs !

Barran lui prit la main. Son visage était grave, soucieux même, et c'était si inhabituel chez lui que Gahonne en demeura frappée.

—Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle.

fl hésita, se décida enfin : Es-tu certaine que ce soit une bonne chose pour toi, de vouloir retrouver les Latahïrs ?

Gahonne fronça les sourcils.

—Pourquoi dis-tu ça ?

—Tu m'as souvent raconté qu'ils ne t'aimaient pas, qu'ils ne t'avaient jamais acceptée. De plus, lorsque tu as dû partir, tu venais de tuer l'un des leurs...

—D m'avait violée ! C'est un crime!

—Sans doute... Mais les Latahïrs te croiront-ils ? Que se passera-t-il s'ils réclament justice pour la mort de leur frère ?

Gahonne ne répondit pas...